Les bruits dans la nuit
texte écrit en résidence à Islington Mill, Salford, Greater Manchester, intro de l' Oasis dans la poussière, écrits sur la scène underground actuelle de Manchester.
Ma mère est née au nord, dans une petite maison au milieu des collines. Mon père venait de la ville, mais l’île n’est pas très grande alors ils se sont croisés un jour. Pas beaucoup de temps plus tard, je suis née dans les mêmes collines. Ma sœur m’a rejoint un peu après. Cinq pièces, l’espace restreint en mètres carrés de notre enfance. Ma mère s’occupait et nous faisions de même. Mon père partait et revenait. Parfois, à intervalles lointains, au milieu d’une année, des bruits dans la nuit. Ma sœur et moi les yeux ouverts, à l’écoute du sourd mystère à travers les murs. Puis tout reprenait le lendemain, pour un long moment. L’école fut brève à arriver. Village. Ma sœur et moi main dans la main avant chaque leçon. Les dents des enfants claquaient sur le passage de nos pas. Nous avec de légères boucles aux cheveux, et des broderies sur les chaussettes, aucun mot appris de la terreur. Les années passèrent sur la même mesure. Entre deux années, bruits dans la nuit. Un enfant disparu du rang, un jour, et les dents tout autour à claquer de plus en plus fort. Je serrai la main de ma sœur et regardai le nœud délicat broché à une mèche plus claire que les autres, cheveux sans crainte. Les bruits dans la nuit revinrent, entre deux semaines cette fois, les yeux ouverts de plus en plus souvent, comme pour ouvrir les oreilles encore plus fort, éclaircir la nuit. Ma mère ouvrait moins les fenêtres. Le matin ne passait plus dans la maison. L’air était opaque. Les grandes vacances arrivaient et les dents patientaient en claquant. Ma sœur et moi main dans la main. Les jours se resserraient et les bruits dans la nuit, entre deux journées cette fois, ne s’arrêtaient qu’au matin.
Ce matin, les bruits s’éteignent tout juste. Ma sœur referme ses yeux pour quelques dernières minutes de sommeil et j’essaye de l’imiter. Quelqu’un sort par l’entrée. Le silence s’installe, quelqu’un d’autre toque trois coups légers à la porte de notre chambre. J’entends des doigts se poser sur la poignée, la tourner, patiemment, jusqu’au « clic » du loquet qui se libère du mur, le moins de bruit possible. Les volets sont fermés et dans la demi-pénombre ma sœur a rouvert les yeux. La silhouette de ma mère se met à remuer des choses bruyamment, annulant tous ses efforts de discrétion. Elle ressort de la pièce, se met à faire des va-et-vient dans le couloir, dans la salle de bain, un objet métallique tombe au sol, un gros-mot, les va-et-vient reprennent, dérangent les étagères du salon, une fenêtre s’ouvre et se referme du même geste, les talons claquent sur le carrelage de la cuisine, deux trois bocaux en verre glissent sur le plan de travail, des choses traînent sur la moquette maintenant, tout ce vacarme se dirige vers la porte d’entrée et sort de la maison. Silence.
On sort de la chambre, après un temps. Le salon au bout du couloir est en désordre, on s’y dirige et une fois atteint ma sœur attrape ma main. On traverse la cuisine, la salle de bain, le cagibi, avant de revenir dans le salon. Silence toujours. On se retourne vers le couloir. La porte d’entrée fait du bruit, la main dans la mienne se met à trembler. Le « clac » du loquet qui se libère du mur retentit, les gonds tournent. Ma mère apparaît et plonge dans le couloir avec la même allure qu’à sa sortie. Tourne à droite, entre dans notre chambre. Ressort paniquée, se prend presque le mur d’en face, tourne a tête et nous aperçois. Toujours plantées. On se retrouve dans la voiture qui roule déjà vite. Depuis la vitre arrière, la maison rétrécit.
Les collines ont disparu et laissé place à une banlieue de maisons en briques rouges, alignées identiques. L’espace vient de se libérer, le précédent locataire a dû quitter les lieux. Nous avons fui l’auberge à la première occasion. Un marché quand on tourne juste à gauche, le bus amène au loin vers le centre-ville. La maison donne sur une petite cour, chaque maison en a une. Plus loin en face, un parc. On occupe une des chambres. Six à partager l’espace en mètres carrés de la fin de notre enfance. Leila est au rez-de-chaussée. Toujours maquillée, toujours en peignoir. Ses tongs roses avec lanières de strass collent au sol. On la localise facilement grâce à ce bruit. Quand on entend rien, on sait qu’elle monte les escaliers, couverts de moquette. Theo occupe la chambre d’à côté, anciennement un salon transformé à son arrivée. La seule pièce commune est la cuisine. On y devine à l’odeur le dernier passé par là. Leila et Theo sont ensemble. Theo est un garçon discret qui rase les murs. Difficile d’entendre le son de sa voix. J’ai treize ans, et quand je lui adresse la parole, je vois Leila roder tout autour d’un air inquiet. Ma sœur lève les yeux au ciel à chaque coup. Marin est le troisième habitant avec qui nous partageons notre quotidien. Il occupe la chambre en face, à l’étage. Le même mur sépare son côté du nôtre. Ma mère a installé notre lit près de la fenêtre, de l’autre côte. Par chance il est assez grand pour que nous y dormions toutes les trois. Marin est le seul à nous dire bonjour, quand nous le croisons dans le hall d’entrée par exemple. La rentrée approche, demain. Excitées par l’attente, le sommeil léger pour ma sœur et moi. Ma mère dort près du mur, dos à nous. Nous deux, face à face dans l’attente, sourires en coin. Quand en sourdine, je vois le visage en face du mien trembler un peu, l’oreille s’ouvre dans le noir. Les bruits dans la nuit de l’enfance, comme des revenants, retentissent derrière la cloison au bout de la pièce.
La nouvelle maison est plus éloignée, même si nous sommes moins isolés qu’au milieu des collines de l’enfance. On se rend au centre-ville par trains de banlieue. C’est assez loin de l’école, mais Marin soutient que cette banlieue est tranquille, que lui connaît les centres-ville et qu’il n’y retournerait pas. Tout autour, des animaux divers viennent gratter à la fenêtre, entrent en douce par une baie vitrée entre-ouverte, ou réclament. La fenêtre du salon ne donne plus sur un parc, mais sur un bois. Balades du dimanche donnent raison à Marin sur la banlieue. Cela fait quelques semaines que nous avons emménagé. Aucun bruit dans la nuit jusque là, mais depuis la rentrée les élèves nous accueillent comme dans la précédente. On se demande si on n’a pas un problème de fond avec ma sœur. Dans la maison, chacun a son espace, ce qui est une première. Ma sœur et moi pour la première fois séparées par un mur. De temps en temps, j’entends gratter à ma porte la nuit, sa silhouette se glisse à côté de moi. Ma mère ne sourit plus, mais nous sommes au centre des attentions. Surtout moi en fait, ce qui va très bien à ma sœur. Cette nuit, un animal toque à la fenêtre du salon qui donne sur le bois. J’entends des pas de quelqu’un qui se lève et j’ouvre mes oreilles dans le noir. Des va-et-vient commencent dans toutes les pièces. L’animal a dû se faufiler assez loin pour qu’on se mette à le chercher. Les pas se rapprochent, grattent à ma porte. La porte s’ouvre. J’attends que la fine silhouette se glisse près de moi. À la place, les bruits dans la nuit, tous réunis, entrent fièrement dans mon espace, mes dents se mettent à claquer pour la première fois. Les bruits continuent leur avancée, ferment mes oreilles et m’emmènent dans tous les mots de la terreur.
Comme un hiver trop chaud
Un iceberg dans l’océan qui bout
Sous la surface du monde je nage
Les oreilles grésillent toujours pendant quelques minutes. On s’y fait très vite, aussi vite que le trajet. Je passe la porte et reçois des ombres sur mon visage. Doucement derrière la vitre l’arbre bouge. Ses racines à hauteur de nuages intérieurs. Le grésillement s’atténue. L’espace sent l’humidité fraîche qu’on attend d’une fin de journée. Ce soir il n’y a pas grand monde. Je passe changer mes vêtements et poser mes affaires et plonge mon corps dans l’eau ne laissant que la tête à l’air. Quelques couples parlent à voir basse, le léger bruit accompagne la danse de l’arbre. Je vois quelques ombres dans l’eau depuis la vitre du jardin. Hauteur de plafond qui calme les idées. Une heure de temps sans tonnerre.
L’eau coule en ruisseau
Elle dessine des paysages
Dans les creux de mon visage
Une fois sortie, je retourne à la cafétéria pour déjeuner. Cette fois-ci je m’installe à l’intérieur. Je prends mon temps pour manger. Je me mets du côté où on aperçoit le jardin en contrebas. J’ai l’impression que les feuilles en hauteur viennent caresser mon menton, parfois je vois une petite fille cueillir une ou deux fleurs, quand sa maman ne regarde pas. Je finis ma journée par le temple. J’y passe un moment avant de finir tout mon périple par le jardin zen. Une dernière fois, sans vitre entre mes yeux et le paysage, je regarde le monde bouger.
Neil, partie de l'ange qui tombe
extraits de L'Oasis dans la poussière, série de portraits sur la scène artistique underground mancunienne écrits en résidence à Islington Mill, Salford, Greater Manchester
Le truc avec lui, c’est qu’il parle tout le temps. Il dit énormément de conneries. Parfois, il dit une phrase et là un truc émerge et prend tout son sens. Alors seulement là tu te rends compte de la profondeur de ce qu’il raconte.
On ouvre la porte et une odeur fétide émane de l’intérieur. Moquette au sol, devinée seulement à travers les objets qui jonchent par terre. Mégots et taches de vin ponctuent. La poussière alourdit les murs, des petits instruments partout, j’aperçois un mini-orgue sous des babioles dans l’angle du salon. Le piano sonne faux. Au fond, la porte est entrouverte et bloquée pas des bouts de meubles non identifiés. Une fois dans la pièce on découvre un amas de claviers, pianos, guitares, basses. Je pioche dans le tas et reviens dans le salon. Neil chante à gorge déployée sur son piano qui sonne faux. Il me voit réapparaître et s’empresse de s’enfourner dans son stock à instrument pour ressortir avec une autre guitare. Dans la salle de bain, pas de papier toilette. Je regarde tout autour. Des poils de barbe disposés de façon équidistante recouvrent le fond de la baignoire. Un balai en travers empêche son utilisation immédiate. Pas de savon au lavabo. Juste à côté, une table de chevet dédiée à accueillir une collection de Tamagotchi et des montres Tortues-Ninja.
You know, Helen c’est pas ma femme, c’est la femme. The one. Je l’aimerais jusqu’au dernier jour de sa vie. Helen Jusqu’à ce qu’elle meure. You know. C’est une mauvaise fille. La personne la plus intelligente que j’ai jamais rencontrée. Sublime. Moi je suis un ange noir. I was a black angel before and I fell. On ne vit pas ensemble avec Helen j’aimerais bien moi mais elle ne veut pas. Elle veut garder son indépendance. Libre. Comme j’ai jamais vu. Je suis allé sur la tombe de Jim Morrison. C’est bien le truc le plus chiant que j’ai jamais vu. Quelle merde. La tombe de Jim Morrison. Il y avait que des filles en topless qui se roulaient sur sa tombe en pleurant. Pathétique. Par contre le cimetière est magnifique. Jim Morrison, c’est la bible dans une main, la coke dans l’autre. La bible dans une main, la coke dans l’autre. Don’t you find that The End is the most endless song you ever heard? J’ai dix claviers et douze guitares. Dès que j’ai de l’argent je peux pas m’en empêcher il faut que j’achète des instruments. J’habite au sixième. Ma copine habite là, au premier. Là, c’est sa porte. Comme je l’aime. Helen. L’autre jour on se baladait sur un pont, elle s’est rapprochée du bord et a fixé la distance au-dessous. Me fais pas ça, je lui ai dit. C’est une mauvaise fille, avec un esprit pur. J’étais un ange avant. Je suis tombé. Je ne me souviens plus de quand j’étais un ange, parce que je ne me souviens plus de quand je suis tombé. Y’a quelque années j’avais un chat, toute ma famille. Regarde c’est elle, j’ai une photo, là. Je n’ai pas encore enlevé sa litière. J’ai pas trouvé la force et le reste du temps j’y pense pas et après j’oublie. Je sais ça pue ici, j’ouvre la fenêtre à chaque Noël.
La Maison dans les collines
Retour d’un voyage difficile et d’une longue aventure terminée. La maison est toujours là, au milieu des basses montagnes. Vide. Ça la rend plus grande que dans les souvenirs. On découvre les pièces chargées de la poussière du temps et ça rappelle le passé. Finalement pas si vide. Je suis malade, je crois, un truc important, genre maladie grave. Je sais plus. David se dépêche de vérifier que tout est en ordre, il est déjà sur la grande terrasse en bois bleu-gris, pendant que je suis bloquée dans le hall, frappée par la couleur des murs. David veut tout reconstruire, allez, go, hop, on passe à autre chose, on refait à neuf, on y va, un nouveau départ (à peine sur le retour). Moi frêle et malade, de je ne sais même plus quelle maladie, je m’accroche à ses épaules et enlace son dos. J’aime son dos. Impression de m’allonger sur un talus au soleil. Peut-être qu’il ne faut pas reconstruire et laisser faire. Je me blottis plus fort encore entre ses omoplates, frotte mes joues, mon front, mon nez. David se crispe, tourne la tête. Au fond de la terrasse : un chien. Qu’est ce qu’il fait là ? Il tourne en rond. Il n’a pas l’air perdu. Il a juste l’air de faire les cent pas comme pour passer le temps. C’est pas un truc de chien ça. David est crispé. Il s’avance doucement, prudemment, sans brusquerie, au cas où la bête soit sauvage, la rage, on sait jamais ça arrive vite, une morsure. Le chien s’arrête de tourner en rond quand David s’approche. Il tourne la gueule vers lui, serein, et regarde. Il s’assoit. Il continue de regarder David et attend. Qu’est ce qu’il fabrique ? Pourquoi il attend comme ça là ? C’est pas un truc de chien de faire ça. Il attend quoi ? On dirait qu’il fait le guet, ça doit bien l’arranger qu’on le regarde lui et pas autour. David est stressé. La maison est vide, alors faire le guet de quoi. Ça n’a aucun sens. Je penche la tête. Le vent souffle fort, mais ce n’est pas l’herbe qui bouge sous les lattes de bois bleu-gris de la terrasse. Par les fentes je me concentre, fixe le regard. Le vent souffle bien fort sur mes yeux. Ce n’est ni l’herbe ni les cils qui bougent. C’est des chiens. Y’en a cinq, dix sûrement, une cinquantaine. Un paquet de chiens là-dessous. Pas très grands, trapus, tellement nombreux. Des gros rats ! Regarde David, ils sont là les autres. Alors là, forcément, panique. C’est dangereux. Tous ces chiens sales. Ces gros rats. La rage dangereuse, tu y penses ? Et moi qui es toute malade, si chétive. Faut les virer, ils vont s’incruster partout. Imagine une fenêtre ouverte, ce qu’ils peuvent faire, bref la panique. David est vraiment stressé. Tous ces chiens, ces gros rats, selon David, c’est la panique. Selon moi, ils sont chez eux, ils restent là. On n’aime pas manger sur la terrasse de toute façon à cause des moustiques qui nous adorent et des mouches qui viennent se coller dans nos assiettes. Les chiens n’ont pas investi la maison. Ils auraient pu, ils sont malins. Ça ne les intéressait pas c’est tout. Ils ont squatté la terrasse et le dessous dont on se fiche complètement. Alors non. On ne vire pas les chiens. Ils sont chez eux ils restent là. David trouve que c’est dangereux, c’est la panique, mais se résigne. Il hausse les épaules en signe d’accord. Le vent se lève. Les semaines passent et la maison se remplit de plantes qu’on cueille, de fleurs qu’on met dans des verres remplis d’eau pour faire des mini-vases. On a mis des bougies dans des pots tout le long de la terrasse. Ça fait une jolie lumière et ça ne dérange pas les chiens. On remplit leur espace avec nos bricoles, alors eux s’installent de temps en temps dans le salon, juste devant la porte-fenêtre de la terrasse, à l’intérieur. Ils prennent le soleil à travers la vitre quand il y a trop de vent. Tout ça trouve son équilibre. Un soir, installés dans le salon, la terre se met à trembler. Juste sous le plancher. Juste une minute. David n’a rien senti, mais un chien qui zonait devant la porte pousse un aboiement. Je me penche en avant, nauséeuse, comme toujours. David lève la tête de son livre. Ça va ? J’ai rêvé, la fièvre, ou des fourmis dans les pieds. Ça grondait fort cette fois. Je vais me coucher. Nuit sans sommeil. David et moi dos à dos. Mon visage est face à la fenêtre. La lune est grosse, les rideaux blancs et fins, ouverts sur le ciel clair. La lumière dessine un quadrilatère irrégulier aux traits stricts dans la pièce. Mon corps est au trois quarts pleins phares de la nuit et David est dans la pénombre. Solitude de l’insomnie. Lueur entre deux montagnes, gris béton. Vertiges à nouveau. Au loin, une brume se dessine. Le flou envahit ma rétine.
Le soleil se lève. Gueule de bois d’une nuit blanche, je regarde autour. La pièce n’a pas bougé. David n’a pas bougé non plus. J’avance vers la fenêtre pour regarder l’horizon. La brume est toujours là, au loin, d’une lueur béton, plus grosse que cette nuit. Ça bouge doucement, rien de distinct. Nuage opaque posé au sol. Impossible de me rendormir. Une fois debout, je vais me faire un café. Je traverse le salon vers la cuisine. On s’est installés dans la maison avec peu d’objets, le nécessaire. Un canapé est posé pas loin de la baie vitrée. Un plaid déposé dessus. Un fauteuil est installé à côté, pour lire avec une bonne inclinaison de tête. Les livres empilés au pied. Un tapis en dessous du tout. Une table basse. J’attrape une des deux tasses de la veille et me dirige vers la cuisine. Une cafetière, une plaque de cuisson, les couverts dans un pot, les assiettes empilées à côté des verres. Un moment. Je pose la cafetière sur la plaque. J’attends le bruit du café quand il bout, comme un vent qui monte. Quand c’est la tempête, il faut verser le café. Le bruit disparaît pendant qu’on verse. Le sol tremble toujours. Le parquet vibre. Je retourne dans le salon, dans le fauteuil, me couvre du plaid, regarde encore l’horizon ondulé. Une chaleur réconfortante émane entre mes paumes du liquide qui fume. Mes yeux se ferment enfin. Il est plus tard et le soleil vient taper derrière la baie vitrée. Je me réveille avec la pâteuse le café a coulé et séché partout. Je n’ai même pas bu une gorgée, ça colle, mais l’odeur est agréable. La terrasse est vide. Pas un chien. Je glisse la porte de la baie vitrée pour aller voir. Il fait chaud très chaud trop chaud. Je penche la tête entre les lattes. Les chiens sont tous entassés dans un coin à l’ombre. Il doit faire encore plus chaud là dessous. J’avance vers le fond de la terrasse. J’entends une houle de voix. J’ai encore de la fièvre. Je me penche au-dessus de la balustrade. Sur des kilomètres, des gens sont assis. Ils mangent, ils ont des tentes, des parasols, des butagazs, des sacs, des enfants, beaucoup d’enfants, des vieux, beaucoup moins, des groupes, des familles entières. Ils ne remarquent pas la maison. Personne n’est venu toquer. Ils sont tous là, personne ne regarde. Les chiens sont passés inaperçus. La tasse de café vide toujours dans ma main l’anse glissée à mon doigt chute et va s’éclater sur une pierre en contrebas. Une femme penchée sur sa fille, en train de lui demander d’arrêter de courir partout parce qu’elle va finir par la perdre, s’arrête, l’index toujours en l’air en signe de remontrance. Comme si au milieu de ce brouhaha elle avait pu m’entendre, elle tourne la tête vers moi et me regarde. Elle reste son regard planté dans le mien plusieurs secondes. Je ne bouge pas. Elle détourne finalement la tête pour continuer à gronder sa fille. J’entends David qui sort. Ça va ? Une fois que la montée de panique de David redescendit, nous nous réfugions dans le salon où par miracle et surtout bizarrerie personne ne pense à venir nous voir. Les chiens nous ont entendus et certains d’entre eux sont venus se coller près de la baie vitrée, ou sur le tapis. David qui avait peur des chiens se met à remercier leur présence et nous devenons des alliées. C’est dangereux pour nous et la maison. David s’inquiète. Ce n’est pas des chiens, c’est des hommes, des femmes, des vieux, des bébés qui viennent s’agglutiner dans le jardin. Regarde, il en arrive encore et encore par dizaines. Il faut qu’on parte, il faut qu’on s’en aille. On est déracinés. J’aimerais qu’il la ferme. Je suis malade. Je n’irai nulle part. Je m’en fous. J’aimerais qu’il laisse faire. Les humains ont bâti le monde avec la méprise qu’il était le leur. La maison n’était plus notre maison, mais un refuge. On découvrait que notre maison n’était plus notre refuge, mais un refuge. Des centaines de personnes vivent dans le jardin depuis des semaines. Les basses montagnes tout autour. Les chiens sous et sur la terrasse cohabitent bien avec le reste. Les gens ont construit des cabanes à étage. Chaque matin, des murs de bricole sortent de terre. Les gens vivent affalés toute la journée. Nous regardons le poids des secondes passer sans autre meilleure occupation. David et moi avons la paix puisque personne ne nous remarque. Nous profitons de notre maison sans avoir trop de visite. On sent que la maison a attiré les hommes par le même phénomène que celui qui a recueilli les chiens. Sauf l’autre jour, je me brossais les dents. Quelqu’un était caché derrière la porte du placard à pharmacie. Son œil dépassait et fixait mon reflet dans le miroir. Ses yeux sont plongés dans le reflet des miens. Ce regard dans le miroir. J’y ai vu un paysage, un lac, avec une autoroute au-dessus. Ce paysage s’est mis à défiler, tous mes souvenirs sont revenus. Ses yeux ont continué à raconter. Je suis restée paralysée par mon passé oublié qui défilait dans ces yeux intrus.
Le Quartier des épices
performance au Centre Wallonie Bruxelles, Paris – à l’occasion de l’événement Labo_Démo #1 sur les écritures contemporaines
On avait un appartement dans une des petites rues du quartier des épices. C’est là qu’il y a eu l’accident, quelques années plus tôt, pas loin, au café qui fait l’angle. C’était vers 15h je crois, vers 15h. Tout le monde a fui le haut de la ville. Personne ne savait d’où venait la première détonation. On était déjà en bas, nous. Je voyais le monde débouler de là-haut, courir la tête en avant, se jeter au sol pour rouler plus vite. On venait de sortir du café on prend toujours le petit déj en terrasse c’est un truc qui nous donne l’impression de pas avoir de quotidien. On aime tellement être tranquilles aussi que c’est peut-être le seul moment de la journée où on voit du monde. Enfin quoi qu’il en soit on sortait donc de notre café et les gens s’y engouffraient par dizaines. C’était le seul lieu couvert du quartier le reste était un marché qui s’étendait sur l’équivalent de trois ou quatre fois arrondissements. Juste en face y avait le marché remballé depuis des heures déjà, avec la chaleur qu’il fait dans la région la commune a mis ça en place de faire marché aux aurores. On a cru que ce serait vraiment pénible mais tout le monde s’est plutôt bien adapté, puis de tout évidence on a pas eu le choix puisqu’il y a que ça dans le quartier, le marché, et je préfère autant ma lever tôt et finir avec un café en terrasse que de me retrouver dans le RER pour aller au supermarché. Bon. Les stands étaient donc remballés. C’était assez impressionnant, un champ de poteaux en fer dénudés sur des kilomètres. L’horizon était quadrillé jusqu’à l’infini. J’étais complètement paralysée par la panique générale et on n’a même pas eu le réflexe de se mettre nous aussi à l’abris. On est restés sidérés. Je me suis retournée dos au café et j’ai marché longtemps longtemps. J’étais même plus bien sûre que David soit à côté de moi-même si je sentais pas son absence impossible de me figurer s’il m’avait suivie ou s’il était encore complètement tétanisée. J’ai entendu des cris depuis l’intérieur du café et là j’ai commencé à flipper. J’ai senti la main de David attraper la mienne et on a continué à marcher longtemps longtemps. Depuis le secteur s’est vidé, plus personne n’a voulu vivre là-bas. La zone a heureusement été investie par des squatters, des artistes, des groupes militants et d’autres qui cherchaient juste un endroit. Nous on était contents de pouvoir vivre des espaces gratuits. Tous collés au présent, pour faire fleurir la vie à nouveau, avec autant de force qu’on avait pu la détruire. Ce que j’aime le plus c’est les vieilles usines. Ce que j’aime le plus encore c’est les usines réinvesties, à peine retapées. J’ai toujours aimé les lieux abandonnés repris comme ça. Finalement on parle de vieilles usines mais j’avais plus l’impression de me balader dans un village couvert, le nôtre, dans lequel nous y avions construit ce que nous appelions nos maisons. David avait dégoté une place dans un groupement d’ateliers. On avait un espace où lui pouvait peindre d’un côté, et on dormait de l’autre. Le dernier étage était abandonné et j’avais trouvé un vieux canapé où je m’installais pour bouquiner quand il ne faisait pas trop froid. Le bâtiment avait été construit dans les années 1800, je crois. Au départ c’était une fabrique de coton pour travailleuses femmes, orphelines généralement. Un an après sa construction le toit s’est écroulé et 11 femmes sont mortes. On racontait plein d’histoires de fantômes depuis à l’atelier. Plus personne n’y mettait les pieds, mais moi j’aimais bien l’idée de ne pas être seule quand je lisais et que j’entendais l’escalier craquer. On l’appelait le quartier des épices parce qu’on y trouvait que ça au départ. Pas de fabrique officielle, tout le monde en faisait chez soi. Dans toutes les cuisines des feuilles pendaient au bout de fils accrochés au plafond en train de sécher. C’était revendu sur le marché ensuite. Il reste quand même le marché où on y trouve tout et n’importe quoi. Il tapisse le sol. Vue du ciel, la ville ressemble à une grande bâche jaune, ponctuée d’immeubles en béton, construits à la va-vite. On dirait des cubes mal finis où le toit ressemble au sol. Comme si on vivait dans des boîtes qui confondaient le ciel et les ténèbres. Quand on a vu l’annonce de location, on n’était pas sûre de bien comprendre. Il était indiqué une cinquantaine de mètres carrés au total, à un prix tellement bas qu’on a envoyé une candidature sans regarder. À la place des photos habituelles qu’on trouve sur les annonces : un plan de la ville, avec des zones soulignées. On était partis depuis des années, de notre maison dans des collines, pour s’installer dans les squats et quand le quartier des épices a commencé à se remplir à nouveau et à être mieux surveillé on a dû trouver un autre endroit où aller. Il fallait qu’on se dépêche. C’est la première annonce qu’on avait vue, et de loin la plus abordable. Le climat de la ville était horrible depuis l’accident. On avait peur, c’était dangereux. On savait tous comment se passaient les visites d’appartement. Il fallait être préparé. Venir seulement avec les personnes qui souhaitaient y vivre, et surtout accepter l’offre. S’assurer qu’on n’oubliait pas de récupérer les clés, toutes les clés. Laisser un jour passer, ou deux, changer les serrures. Notre salon était dans le quartier des épices et notre salle de bain dans le quartier des mécanos. On avait laissé tomber l’idée d’aller dans la cuisine et dans la chambre parce qu’elles étaient trop éloignées. Le quartier des mécanos était devenu le repère des serruriers. Chevaliers de la tranquillité des familles, de l’intimité des amants et de la sécurité des solitaires. Installer des serrures c’était la nouvelle forme de résistance. La liberté était mesurée à la capacité de pouvoir s’enfermer chez soi. Ils se déplaçaient à des heures aléatoires, devaient bien s’assurer de prendre des itinéraires aléatoires avec des moyens de locomotions différents à chaque fois. Et puis j’en ai eu marre, en fait. Marre d’avoir peur, de me cacher, de vérifier par où passer, de fermer les portes, derrière et devant moi. J’avais envie d’un refuge à ciel ouvert. David lui voulait pas partir, il voulait affronter les choses de front, il disait qu’on avait un rôle dans tout ça qu’on pouvait changer le monde. Il a toujours eu ce truc de vouloir devenir une star ou un superhéros, David. Moi j’avais plutôt l’idée de devenir le héros de ma vie, cette idée me suffisait très bien. Alors je suis partie. Je suis partie sans lui dire parce que. En fait il y a pas de « parce que » j’avais pas envie d’affronter sa colère, sa tristesse, et j’avais surtout pas envie qu’il me convainque de rester. David a toujours su trouver les mots pour me donner du courage et j’avais plus envie d’être courageuse. Je suis retournée dans notre maison dans les collines. Je suis restée longtemps dans le hall d’entrée. J’étais frappée par la couleur des murs. Couverts de poussière. C’était tout le temps qu’on avait passé ailleurs, cette poussière. Il y avait tous mes souvenirs, dans cette poussière. Quelques jours après mon arrivée, il s’est passé un truc bizarre. Une famille s’est installée dans mon jardin. Il était cinq, avec leur table leur Butagaz leurs enfants et une grand-mère. Le lendemain un groupe de jeunes est arrivé et depuis ça ne s’est jamais arrêté les gens arrivent par dizaine pour venir s’installer dans la vallée. Je me suis rendue compte que mon refuge, était devenu un refuge. J’ai attendu que David arrive. Tous les jours j’ai attendu qu’il vienne, je me levais aux aurores, je regardais par la fenêtre et j’espérais qu’il fasse partie des nouveaux. Je l’attends toujours. Je lui ai écrit une lettre, qui ne veut rien dire, que je n’ai jamais pu envoyer, parce que j’avais peur. Je me suis rendue compte que j’ai toujours eu peur. David, il n’a jamais eu peur, lui.
Quand l’immensité du monde se résume à la solitude qu’on y éprouve. Le monde devient plat. Il faut s’y faire. Toucher la surface depuis sous l’eau. Les premières phalanges à l’air. Presque sauvée, boire la tasse. Le monde est plat comme un lac. Quand on penche la tête, on regarde dans le lac et on voit le ciel. Le monde n’est qu’entre-deux. Si on reste assez longtemps, on remarque que le lac bouge. Il se vide, quelqu’un en a débouché le fond. Au loin, l’horizon se rapproche. Au loin, plus loin, là-bas : quelque chose commence. Pendant qu’ici le lac se vide et coule. Le monde coule. On était juste occupé à regarder autre chose. J’errais dans un désert. J’avais l’horizon tout autour. Je pouvais tout voir. Je n’avais rien à regarder. J’allais dans n’importe quelle direction. C’était toujours la bonne. Je n’avais jamais vu d’homme. J’ignorais la solitude. J’étais couverte de lumière. Je scintillais sous le jour. Je ne connaissais pas la nuit. Elle n’était jamais tombée.
Les bruits dans la nuit
texte écrit en résidence à Islington Mill, Salford, Greater Manchester, intro de l' Oasis dans la poussière, écrits sur la scène underground actuelle de Manchester.
Ma mère est née au nord, dans une petite maison au milieu des collines. Mon père venait de la ville, mais l’île n’est pas très grande alors ils se sont croisés un jour. Pas beaucoup de temps plus tard, je suis née dans les mêmes collines. Ma sœur m’a rejoint un peu après. Cinq pièces, l’espace restreint en mètres carrés de notre enfance. Ma mère s’occupait et nous faisions de même. Mon père partait et revenait. Parfois, à intervalles lointains, au milieu d’une année, des bruits dans la nuit. Ma sœur et moi les yeux ouverts, à l’écoute du sourd mystère à travers les murs. Puis tout reprenait le lendemain, pour un long moment. L’école fut brève à arriver. Village. Ma sœur et moi main dans la main avant chaque leçon. Les dents des enfants claquaient sur le passage de nos pas. Nous avec de légères boucles aux cheveux, et des broderies sur les chaussettes, aucun mot appris de la terreur. Les années passèrent sur la même mesure. Entre deux années, bruits dans la nuit. Un enfant disparu du rang, un jour, et les dents tout autour à claquer de plus en plus fort. Je serrai la main de ma sœur et regardai le nœud délicat broché à une mèche plus claire que les autres, cheveux sans crainte. Les bruits dans la nuit revinrent, entre deux semaines cette fois, les yeux ouverts de plus en plus souvent, comme pour ouvrir les oreilles encore plus fort, éclaircir la nuit. Ma mère ouvrait moins les fenêtres. Le matin ne passait plus dans la maison. L’air était opaque. Les grandes vacances arrivaient et les dents patientaient en claquant. Ma sœur et moi main dans la main. Les jours se resserraient et les bruits dans la nuit, entre deux journées cette fois, ne s’arrêtaient qu’au matin.
Ce matin, les bruits s’éteignent tout juste. Ma sœur referme ses yeux pour quelques dernières minutes de sommeil et j’essaye de l’imiter. Quelqu’un sort par l’entrée. Le silence s’installe, quelqu’un d’autre toque trois coups légers à la porte de notre chambre. J’entends des doigts se poser sur la poignée, la tourner, patiemment, jusqu’au « clic » du loquet qui se libère du mur, le moins de bruit possible. Les volets sont fermés et dans la demi-pénombre ma sœur a rouvert les yeux. La silhouette de ma mère se met à remuer des choses bruyamment, annulant tous ses efforts de discrétion. Elle ressort de la pièce, se met à faire des va-et-vient dans le couloir, dans la salle de bain, un objet métallique tombe au sol, un gros-mot, les va-et-vient reprennent, dérangent les étagères du salon, une fenêtre s’ouvre et se referme du même geste, les talons claquent sur le carrelage de la cuisine, deux trois bocaux en verre glissent sur le plan de travail, des choses traînent sur la moquette maintenant, tout ce vacarme se dirige vers la porte d’entrée et sort de la maison. Silence.
On sort de la chambre, après un temps. Le salon au bout du couloir est en désordre, on s’y dirige et une fois atteint ma sœur attrape ma main. On traverse la cuisine, la salle de bain, le cagibi, avant de revenir dans le salon. Silence toujours. On se retourne vers le couloir. La porte d’entrée fait du bruit, la main dans la mienne se met à trembler. Le « clac » du loquet qui se libère du mur retentit, les gonds tournent. Ma mère apparaît et plonge dans le couloir avec la même allure qu’à sa sortie. Tourne à droite, entre dans notre chambre. Ressort paniquée, se prend presque le mur d’en face, tourne a tête et nous aperçois. Toujours plantées. On se retrouve dans la voiture qui roule déjà vite. Depuis la vitre arrière, la maison rétrécit.
Les collines ont disparu et laissé place à une banlieue de maisons en briques rouges, alignées identiques. L’espace vient de se libérer, le précédent locataire a dû quitter les lieux. Nous avons fui l’auberge à la première occasion. Un marché quand on tourne juste à gauche, le bus amène au loin vers le centre-ville. La maison donne sur une petite cour, chaque maison en a une. Plus loin en face, un parc. On occupe une des chambres. Six à partager l’espace en mètres carrés de la fin de notre enfance. Leila est au rez-de-chaussée. Toujours maquillée, toujours en peignoir. Ses tongs roses avec lanières de strass collent au sol. On la localise facilement grâce à ce bruit. Quand on entend rien, on sait qu’elle monte les escaliers, couverts de moquette. Theo occupe la chambre d’à côté, anciennement un salon transformé à son arrivée. La seule pièce commune est la cuisine. On y devine à l’odeur le dernier passé par là. Leila et Theo sont ensemble. Theo est un garçon discret qui rase les murs. Difficile d’entendre le son de sa voix. J’ai treize ans, et quand je lui adresse la parole, je vois Leila roder tout autour d’un air inquiet. Ma sœur lève les yeux au ciel à chaque coup. Marin est le troisième habitant avec qui nous partageons notre quotidien. Il occupe la chambre en face, à l’étage. Le même mur sépare son côté du nôtre. Ma mère a installé notre lit près de la fenêtre, de l’autre côte. Par chance il est assez grand pour que nous y dormions toutes les trois. Marin est le seul à nous dire bonjour, quand nous le croisons dans le hall d’entrée par exemple. La rentrée approche, demain. Excitées par l’attente, le sommeil léger pour ma sœur et moi. Ma mère dort près du mur, dos à nous. Nous deux, face à face dans l’attente, sourires en coin. Quand en sourdine, je vois le visage en face du mien trembler un peu, l’oreille s’ouvre dans le noir. Les bruits dans la nuit de l’enfance, comme des revenants, retentissent derrière la cloison au bout de la pièce.
La nouvelle maison est plus éloignée, même si nous sommes moins isolés qu’au milieu des collines de l’enfance. On se rend au centre-ville par trains de banlieue. C’est assez loin de l’école, mais Marin soutient que cette banlieue est tranquille, que lui connaît les centres-ville et qu’il n’y retournerait pas. Tout autour, des animaux divers viennent gratter à la fenêtre, entrent en douce par une baie vitrée entre-ouverte, ou réclament. La fenêtre du salon ne donne plus sur un parc, mais sur un bois. Balades du dimanche donnent raison à Marin sur la banlieue. Cela fait quelques semaines que nous avons emménagé. Aucun bruit dans la nuit jusque là, mais depuis la rentrée les élèves nous accueillent comme dans la précédente. On se demande si on n’a pas un problème de fond avec ma sœur. Dans la maison, chacun a son espace, ce qui est une première. Ma sœur et moi pour la première fois séparées par un mur. De temps en temps, j’entends gratter à ma porte la nuit, sa silhouette se glisse à côté de moi. Ma mère ne sourit plus, mais nous sommes au centre des attentions. Surtout moi en fait, ce qui va très bien à ma sœur. Cette nuit, un animal toque à la fenêtre du salon qui donne sur le bois. J’entends des pas de quelqu’un qui se lève et j’ouvre mes oreilles dans le noir. Des va-et-vient commencent dans toutes les pièces. L’animal a dû se faufiler assez loin pour qu’on se mette à le chercher. Les pas se rapprochent, grattent à ma porte. La porte s’ouvre. J’attends que la fine silhouette se glisse près de moi. À la place, les bruits dans la nuit, tous réunis, entrent fièrement dans mon espace, mes dents se mettent à claquer pour la première fois. Les bruits continuent leur avancée, ferment mes oreilles et m’emmènent dans tous les mots de la terreur.
Comme un hiver trop chaud
Un iceberg dans l’océan qui bout
Sous la surface du monde je nage
Les oreilles grésillent toujours pendant quelques minutes. On s’y fait très vite, aussi vite que le trajet. Je passe la porte et reçois des ombres sur mon visage. Doucement derrière la vitre l’arbre bouge. Ses racines à hauteur de nuages intérieurs. Le grésillement s’atténue. L’espace sent l’humidité fraîche qu’on attend d’une fin de journée. Ce soir il n’y a pas grand monde. Je passe changer mes vêtements et poser mes affaires et plonge mon corps dans l’eau ne laissant que la tête à l’air. Quelques couples parlent à voir basse, le léger bruit accompagne la danse de l’arbre. Je vois quelques ombres dans l’eau depuis la vitre du jardin. Hauteur de plafond qui calme les idées. Une heure de temps sans tonnerre.
L’eau coule en ruisseau
Elle dessine des paysages
Dans les creux de mon visage
Une fois sortie, je retourne à la cafétéria pour déjeuner. Cette fois-ci je m’installe à l’intérieur. Je prends mon temps pour manger. Je me mets du côté où on aperçoit le jardin en contrebas. J’ai l’impression que les feuilles en hauteur viennent caresser mon menton, parfois je vois une petite fille cueillir une ou deux fleurs, quand sa maman ne regarde pas. Je finis ma journée par le temple. J’y passe un moment avant de finir tout mon périple par le jardin zen. Une dernière fois, sans vitre entre mes yeux et le paysage, je regarde le monde bouger.
Neil, partie de l'ange qui tombe
extraits de L'Oasis dans la poussière, série de portraits sur la scène artistique underground mancunienne écrits en résidence à Islington Mill, Salford, Greater Manchester
Le truc avec lui, c’est qu’il parle tout le temps. Il dit énormément de conneries. Parfois, il dit une phrase et là un truc émerge et prend tout son sens. Alors seulement là tu te rends compte de la profondeur de ce qu’il raconte.
On ouvre la porte et une odeur fétide émane de l’intérieur. Moquette au sol, devinée seulement à travers les objets qui jonchent par terre. Mégots et taches de vin ponctuent. La poussière alourdit les murs, des petits instruments partout, j’aperçois un mini-orgue sous des babioles dans l’angle du salon. Le piano sonne faux. Au fond, la porte est entrouverte et bloquée pas des bouts de meubles non identifiés. Une fois dans la pièce on découvre un amas de claviers, pianos, guitares, basses. Je pioche dans le tas et reviens dans le salon. Neil chante à gorge déployée sur son piano qui sonne faux. Il me voit réapparaître et s’empresse de s’enfourner dans son stock à instrument pour ressortir avec une autre guitare. Dans la salle de bain, pas de papier toilette. Je regarde tout autour. Des poils de barbe disposés de façon équidistante recouvrent le fond de la baignoire. Un balai en travers empêche son utilisation immédiate. Pas de savon au lavabo. Juste à côté, une table de chevet dédiée à accueillir une collection de Tamagotchi et des montres Tortues-Ninja.
You know, Helen c’est pas ma femme, c’est la femme. The one. Je l’aimerais jusqu’au dernier jour de sa vie. Helen Jusqu’à ce qu’elle meure. You know. C’est une mauvaise fille. La personne la plus intelligente que j’ai jamais rencontrée. Sublime. Moi je suis un ange noir. I was a black angel before and I fell. On ne vit pas ensemble avec Helen j’aimerais bien moi mais elle ne veut pas. Elle veut garder son indépendance. Libre. Comme j’ai jamais vu. Je suis allé sur la tombe de Jim Morrison. C’est bien le truc le plus chiant que j’ai jamais vu. Quelle merde. La tombe de Jim Morrison. Il y avait que des filles en topless qui se roulaient sur sa tombe en pleurant. Pathétique. Par contre le cimetière est magnifique. Jim Morrison, c’est la bible dans une main, la coke dans l’autre. La bible dans une main, la coke dans l’autre. Don’t you find that The End is the most endless song you ever heard? J’ai dix claviers et douze guitares. Dès que j’ai de l’argent je peux pas m’en empêcher il faut que j’achète des instruments. J’habite au sixième. Ma copine habite là, au premier. Là, c’est sa porte. Comme je l’aime. Helen. L’autre jour on se baladait sur un pont, elle s’est rapprochée du bord et a fixé la distance au-dessous. Me fais pas ça, je lui ai dit. C’est une mauvaise fille, avec un esprit pur. J’étais un ange avant. Je suis tombé. Je ne me souviens plus de quand j’étais un ange, parce que je ne me souviens plus de quand je suis tombé. Y’a quelque années j’avais un chat, toute ma famille. Regarde c’est elle, j’ai une photo, là. Je n’ai pas encore enlevé sa litière. J’ai pas trouvé la force et le reste du temps j’y pense pas et après j’oublie. Je sais ça pue ici, j’ouvre la fenêtre à chaque Noël.
La Maison dans les collines
Retour d’un voyage difficile et d’une longue aventure terminée. La maison est toujours là, au milieu des basses montagnes. Vide. Ça la rend plus grande que dans les souvenirs. On découvre les pièces chargées de la poussière du temps et ça rappelle le passé. Finalement pas si vide. Je suis malade, je crois, un truc important, genre maladie grave. Je sais plus. David se dépêche de vérifier que tout est en ordre, il est déjà sur la grande terrasse en bois bleu-gris, pendant que je suis bloquée dans le hall, frappée par la couleur des murs. David veut tout reconstruire, allez, go, hop, on passe à autre chose, on refait à neuf, on y va, un nouveau départ (à peine sur le retour). Moi frêle et malade, de je ne sais même plus quelle maladie, je m’accroche à ses épaules et enlace son dos. J’aime son dos. Impression de m’allonger sur un talus au soleil. Peut-être qu’il ne faut pas reconstruire et laisser faire. Je me blottis plus fort encore entre ses omoplates, frotte mes joues, mon front, mon nez. David se crispe, tourne la tête. Au fond de la terrasse : un chien. Qu’est ce qu’il fait là ? Il tourne en rond. Il n’a pas l’air perdu. Il a juste l’air de faire les cent pas comme pour passer le temps. C’est pas un truc de chien ça. David est crispé. Il s’avance doucement, prudemment, sans brusquerie, au cas où la bête soit sauvage, la rage, on sait jamais ça arrive vite, une morsure. Le chien s’arrête de tourner en rond quand David s’approche. Il tourne la gueule vers lui, serein, et regarde. Il s’assoit. Il continue de regarder David et attend. Qu’est ce qu’il fabrique ? Pourquoi il attend comme ça là ? C’est pas un truc de chien de faire ça. Il attend quoi ? On dirait qu’il fait le guet, ça doit bien l’arranger qu’on le regarde lui et pas autour. David est stressé. La maison est vide, alors faire le guet de quoi. Ça n’a aucun sens. Je penche la tête. Le vent souffle fort, mais ce n’est pas l’herbe qui bouge sous les lattes de bois bleu-gris de la terrasse. Par les fentes je me concentre, fixe le regard. Le vent souffle bien fort sur mes yeux. Ce n’est ni l’herbe ni les cils qui bougent. C’est des chiens. Y’en a cinq, dix sûrement, une cinquantaine. Un paquet de chiens là-dessous. Pas très grands, trapus, tellement nombreux. Des gros rats ! Regarde David, ils sont là les autres. Alors là, forcément, panique. C’est dangereux. Tous ces chiens sales. Ces gros rats. La rage dangereuse, tu y penses ? Et moi qui es toute malade, si chétive. Faut les virer, ils vont s’incruster partout. Imagine une fenêtre ouverte, ce qu’ils peuvent faire, bref la panique. David est vraiment stressé. Tous ces chiens, ces gros rats, selon David, c’est la panique. Selon moi, ils sont chez eux, ils restent là. On n’aime pas manger sur la terrasse de toute façon à cause des moustiques qui nous adorent et des mouches qui viennent se coller dans nos assiettes. Les chiens n’ont pas investi la maison. Ils auraient pu, ils sont malins. Ça ne les intéressait pas c’est tout. Ils ont squatté la terrasse et le dessous dont on se fiche complètement. Alors non. On ne vire pas les chiens. Ils sont chez eux ils restent là. David trouve que c’est dangereux, c’est la panique, mais se résigne. Il hausse les épaules en signe d’accord. Le vent se lève. Les semaines passent et la maison se remplit de plantes qu’on cueille, de fleurs qu’on met dans des verres remplis d’eau pour faire des mini-vases. On a mis des bougies dans des pots tout le long de la terrasse. Ça fait une jolie lumière et ça ne dérange pas les chiens. On remplit leur espace avec nos bricoles, alors eux s’installent de temps en temps dans le salon, juste devant la porte-fenêtre de la terrasse, à l’intérieur. Ils prennent le soleil à travers la vitre quand il y a trop de vent. Tout ça trouve son équilibre. Un soir, installés dans le salon, la terre se met à trembler. Juste sous le plancher. Juste une minute. David n’a rien senti, mais un chien qui zonait devant la porte pousse un aboiement. Je me penche en avant, nauséeuse, comme toujours. David lève la tête de son livre. Ça va ? J’ai rêvé, la fièvre, ou des fourmis dans les pieds. Ça grondait fort cette fois. Je vais me coucher. Nuit sans sommeil. David et moi dos à dos. Mon visage est face à la fenêtre. La lune est grosse, les rideaux blancs et fins, ouverts sur le ciel clair. La lumière dessine un quadrilatère irrégulier aux traits stricts dans la pièce. Mon corps est au trois quarts pleins phares de la nuit et David est dans la pénombre. Solitude de l’insomnie. Lueur entre deux montagnes, gris béton. Vertiges à nouveau. Au loin, une brume se dessine. Le flou envahit ma rétine.
Le soleil se lève. Gueule de bois d’une nuit blanche, je regarde autour. La pièce n’a pas bougé. David n’a pas bougé non plus. J’avance vers la fenêtre pour regarder l’horizon. La brume est toujours là, au loin, d’une lueur béton, plus grosse que cette nuit. Ça bouge doucement, rien de distinct. Nuage opaque posé au sol. Impossible de me rendormir. Une fois debout, je vais me faire un café. Je traverse le salon vers la cuisine. On s’est installés dans la maison avec peu d’objets, le nécessaire. Un canapé est posé pas loin de la baie vitrée. Un plaid déposé dessus. Un fauteuil est installé à côté, pour lire avec une bonne inclinaison de tête. Les livres empilés au pied. Un tapis en dessous du tout. Une table basse. J’attrape une des deux tasses de la veille et me dirige vers la cuisine. Une cafetière, une plaque de cuisson, les couverts dans un pot, les assiettes empilées à côté des verres. Un moment. Je pose la cafetière sur la plaque. J’attends le bruit du café quand il bout, comme un vent qui monte. Quand c’est la tempête, il faut verser le café. Le bruit disparaît pendant qu’on verse. Le sol tremble toujours. Le parquet vibre. Je retourne dans le salon, dans le fauteuil, me couvre du plaid, regarde encore l’horizon ondulé. Une chaleur réconfortante émane entre mes paumes du liquide qui fume. Mes yeux se ferment enfin. Il est plus tard et le soleil vient taper derrière la baie vitrée. Je me réveille avec la pâteuse le café a coulé et séché partout. Je n’ai même pas bu une gorgée, ça colle, mais l’odeur est agréable. La terrasse est vide. Pas un chien. Je glisse la porte de la baie vitrée pour aller voir. Il fait chaud très chaud trop chaud. Je penche la tête entre les lattes. Les chiens sont tous entassés dans un coin à l’ombre. Il doit faire encore plus chaud là dessous. J’avance vers le fond de la terrasse. J’entends une houle de voix. J’ai encore de la fièvre. Je me penche au-dessus de la balustrade. Sur des kilomètres, des gens sont assis. Ils mangent, ils ont des tentes, des parasols, des butagazs, des sacs, des enfants, beaucoup d’enfants, des vieux, beaucoup moins, des groupes, des familles entières. Ils ne remarquent pas la maison. Personne n’est venu toquer. Ils sont tous là, personne ne regarde. Les chiens sont passés inaperçus. La tasse de café vide toujours dans ma main l’anse glissée à mon doigt chute et va s’éclater sur une pierre en contrebas. Une femme penchée sur sa fille, en train de lui demander d’arrêter de courir partout parce qu’elle va finir par la perdre, s’arrête, l’index toujours en l’air en signe de remontrance. Comme si au milieu de ce brouhaha elle avait pu m’entendre, elle tourne la tête vers moi et me regarde. Elle reste son regard planté dans le mien plusieurs secondes. Je ne bouge pas. Elle détourne finalement la tête pour continuer à gronder sa fille. J’entends David qui sort. Ça va ? Une fois que la montée de panique de David redescendit, nous nous réfugions dans le salon où par miracle et surtout bizarrerie personne ne pense à venir nous voir. Les chiens nous ont entendus et certains d’entre eux sont venus se coller près de la baie vitrée, ou sur le tapis. David qui avait peur des chiens se met à remercier leur présence et nous devenons des alliées. C’est dangereux pour nous et la maison. David s’inquiète. Ce n’est pas des chiens, c’est des hommes, des femmes, des vieux, des bébés qui viennent s’agglutiner dans le jardin. Regarde, il en arrive encore et encore par dizaines. Il faut qu’on parte, il faut qu’on s’en aille. On est déracinés. J’aimerais qu’il la ferme. Je suis malade. Je n’irai nulle part. Je m’en fous. J’aimerais qu’il laisse faire. Les humains ont bâti le monde avec la méprise qu’il était le leur. La maison n’était plus notre maison, mais un refuge. On découvrait que notre maison n’était plus notre refuge, mais un refuge. Des centaines de personnes vivent dans le jardin depuis des semaines. Les basses montagnes tout autour. Les chiens sous et sur la terrasse cohabitent bien avec le reste. Les gens ont construit des cabanes à étage. Chaque matin, des murs de bricole sortent de terre. Les gens vivent affalés toute la journée. Nous regardons le poids des secondes passer sans autre meilleure occupation. David et moi avons la paix puisque personne ne nous remarque. Nous profitons de notre maison sans avoir trop de visite. On sent que la maison a attiré les hommes par le même phénomène que celui qui a recueilli les chiens. Sauf l’autre jour, je me brossais les dents. Quelqu’un était caché derrière la porte du placard à pharmacie. Son œil dépassait et fixait mon reflet dans le miroir. Ses yeux sont plongés dans le reflet des miens. Ce regard dans le miroir. J’y ai vu un paysage, un lac, avec une autoroute au-dessus. Ce paysage s’est mis à défiler, tous mes souvenirs sont revenus. Ses yeux ont continué à raconter. Je suis restée paralysée par mon passé oublié qui défilait dans ces yeux intrus.
Le Quartier des épices
performance au Centre Wallonie Bruxelles, Paris – à l’occasion de l’événement Labo_Démo #1 sur les écritures contemporaines
On avait un appartement dans une des petites rues du quartier des épices. C’est là qu’il y a eu l’accident, quelques années plus tôt, pas loin, au café qui fait l’angle. C’était vers 15h je crois, vers 15h. Tout le monde a fui le haut de la ville. Personne ne savait d’où venait la première détonation. On était déjà en bas, nous. Je voyais le monde débouler de là-haut, courir la tête en avant, se jeter au sol pour rouler plus vite. On venait de sortir du café on prend toujours le petit déj en terrasse c’est un truc qui nous donne l’impression de pas avoir de quotidien. On aime tellement être tranquilles aussi que c’est peut-être le seul moment de la journée où on voit du monde. Enfin quoi qu’il en soit on sortait donc de notre café et les gens s’y engouffraient par dizaines. C’était le seul lieu couvert du quartier le reste était un marché qui s’étendait sur l’équivalent de trois ou quatre fois arrondissements. Juste en face y avait le marché remballé depuis des heures déjà, avec la chaleur qu’il fait dans la région la commune a mis ça en place de faire marché aux aurores. On a cru que ce serait vraiment pénible mais tout le monde s’est plutôt bien adapté, puis de tout évidence on a pas eu le choix puisqu’il y a que ça dans le quartier, le marché, et je préfère autant ma lever tôt et finir avec un café en terrasse que de me retrouver dans le RER pour aller au supermarché. Bon. Les stands étaient donc remballés. C’était assez impressionnant, un champ de poteaux en fer dénudés sur des kilomètres. L’horizon était quadrillé jusqu’à l’infini. J’étais complètement paralysée par la panique générale et on n’a même pas eu le réflexe de se mettre nous aussi à l’abris. On est restés sidérés. Je me suis retournée dos au café et j’ai marché longtemps longtemps. J’étais même plus bien sûre que David soit à côté de moi-même si je sentais pas son absence impossible de me figurer s’il m’avait suivie ou s’il était encore complètement tétanisée. J’ai entendu des cris depuis l’intérieur du café et là j’ai commencé à flipper. J’ai senti la main de David attraper la mienne et on a continué à marcher longtemps longtemps. Depuis le secteur s’est vidé, plus personne n’a voulu vivre là-bas. La zone a heureusement été investie par des squatters, des artistes, des groupes militants et d’autres qui cherchaient juste un endroit. Nous on était contents de pouvoir vivre des espaces gratuits. Tous collés au présent, pour faire fleurir la vie à nouveau, avec autant de force qu’on avait pu la détruire. Ce que j’aime le plus c’est les vieilles usines. Ce que j’aime le plus encore c’est les usines réinvesties, à peine retapées. J’ai toujours aimé les lieux abandonnés repris comme ça. Finalement on parle de vieilles usines mais j’avais plus l’impression de me balader dans un village couvert, le nôtre, dans lequel nous y avions construit ce que nous appelions nos maisons. David avait dégoté une place dans un groupement d’ateliers. On avait un espace où lui pouvait peindre d’un côté, et on dormait de l’autre. Le dernier étage était abandonné et j’avais trouvé un vieux canapé où je m’installais pour bouquiner quand il ne faisait pas trop froid. Le bâtiment avait été construit dans les années 1800, je crois. Au départ c’était une fabrique de coton pour travailleuses femmes, orphelines généralement. Un an après sa construction le toit s’est écroulé et 11 femmes sont mortes. On racontait plein d’histoires de fantômes depuis à l’atelier. Plus personne n’y mettait les pieds, mais moi j’aimais bien l’idée de ne pas être seule quand je lisais et que j’entendais l’escalier craquer. On l’appelait le quartier des épices parce qu’on y trouvait que ça au départ. Pas de fabrique officielle, tout le monde en faisait chez soi. Dans toutes les cuisines des feuilles pendaient au bout de fils accrochés au plafond en train de sécher. C’était revendu sur le marché ensuite. Il reste quand même le marché où on y trouve tout et n’importe quoi. Il tapisse le sol. Vue du ciel, la ville ressemble à une grande bâche jaune, ponctuée d’immeubles en béton, construits à la va-vite. On dirait des cubes mal finis où le toit ressemble au sol. Comme si on vivait dans des boîtes qui confondaient le ciel et les ténèbres. Quand on a vu l’annonce de location, on n’était pas sûre de bien comprendre. Il était indiqué une cinquantaine de mètres carrés au total, à un prix tellement bas qu’on a envoyé une candidature sans regarder. À la place des photos habituelles qu’on trouve sur les annonces : un plan de la ville, avec des zones soulignées. On était partis depuis des années, de notre maison dans des collines, pour s’installer dans les squats et quand le quartier des épices a commencé à se remplir à nouveau et à être mieux surveillé on a dû trouver un autre endroit où aller. Il fallait qu’on se dépêche. C’est la première annonce qu’on avait vue, et de loin la plus abordable. Le climat de la ville était horrible depuis l’accident. On avait peur, c’était dangereux. On savait tous comment se passaient les visites d’appartement. Il fallait être préparé. Venir seulement avec les personnes qui souhaitaient y vivre, et surtout accepter l’offre. S’assurer qu’on n’oubliait pas de récupérer les clés, toutes les clés. Laisser un jour passer, ou deux, changer les serrures. Notre salon était dans le quartier des épices et notre salle de bain dans le quartier des mécanos. On avait laissé tomber l’idée d’aller dans la cuisine et dans la chambre parce qu’elles étaient trop éloignées. Le quartier des mécanos était devenu le repère des serruriers. Chevaliers de la tranquillité des familles, de l’intimité des amants et de la sécurité des solitaires. Installer des serrures c’était la nouvelle forme de résistance. La liberté était mesurée à la capacité de pouvoir s’enfermer chez soi. Ils se déplaçaient à des heures aléatoires, devaient bien s’assurer de prendre des itinéraires aléatoires avec des moyens de locomotions différents à chaque fois. Et puis j’en ai eu marre, en fait. Marre d’avoir peur, de me cacher, de vérifier par où passer, de fermer les portes, derrière et devant moi. J’avais envie d’un refuge à ciel ouvert. David lui voulait pas partir, il voulait affronter les choses de front, il disait qu’on avait un rôle dans tout ça qu’on pouvait changer le monde. Il a toujours eu ce truc de vouloir devenir une star ou un superhéros, David. Moi j’avais plutôt l’idée de devenir le héros de ma vie, cette idée me suffisait très bien. Alors je suis partie. Je suis partie sans lui dire parce que. En fait il y a pas de « parce que » j’avais pas envie d’affronter sa colère, sa tristesse, et j’avais surtout pas envie qu’il me convainque de rester. David a toujours su trouver les mots pour me donner du courage et j’avais plus envie d’être courageuse. Je suis retournée dans notre maison dans les collines. Je suis restée longtemps dans le hall d’entrée. J’étais frappée par la couleur des murs. Couverts de poussière. C’était tout le temps qu’on avait passé ailleurs, cette poussière. Il y avait tous mes souvenirs, dans cette poussière. Quelques jours après mon arrivée, il s’est passé un truc bizarre. Une famille s’est installée dans mon jardin. Il était cinq, avec leur table leur Butagaz leurs enfants et une grand-mère. Le lendemain un groupe de jeunes est arrivé et depuis ça ne s’est jamais arrêté les gens arrivent par dizaine pour venir s’installer dans la vallée. Je me suis rendue compte que mon refuge, était devenu un refuge. J’ai attendu que David arrive. Tous les jours j’ai attendu qu’il vienne, je me levais aux aurores, je regardais par la fenêtre et j’espérais qu’il fasse partie des nouveaux. Je l’attends toujours. Je lui ai écrit une lettre, qui ne veut rien dire, que je n’ai jamais pu envoyer, parce que j’avais peur. Je me suis rendue compte que j’ai toujours eu peur. David, il n’a jamais eu peur, lui.
Quand l’immensité du monde se résume à la solitude qu’on y éprouve. Le monde devient plat. Il faut s’y faire. Toucher la surface depuis sous l’eau. Les premières phalanges à l’air. Presque sauvée, boire la tasse. Le monde est plat comme un lac. Quand on penche la tête, on regarde dans le lac et on voit le ciel. Le monde n’est qu’entre-deux. Si on reste assez longtemps, on remarque que le lac bouge. Il se vide, quelqu’un en a débouché le fond. Au loin, l’horizon se rapproche. Au loin, plus loin, là-bas : quelque chose commence. Pendant qu’ici le lac se vide et coule. Le monde coule. On était juste occupé à regarder autre chose. J’errais dans un désert. J’avais l’horizon tout autour. Je pouvais tout voir. Je n’avais rien à regarder. J’allais dans n’importe quelle direction. C’était toujours la bonne. Je n’avais jamais vu d’homme. J’ignorais la solitude. J’étais couverte de lumière. Je scintillais sous le jour. Je ne connaissais pas la nuit. Elle n’était jamais tombée.