So Solo
solo show d'Elen Hallegouet à la Cité des Arts, création d'un texte original présent au sein de l'installation
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Le 27/02/2022
J’espère que tu vas bien. Beaucoup de choses ont changé en moi et j’ai traversé les ténèbres pour t’écrire. Je t’écris depuis un endroit que je pourrais appeler ma chambre, si je dormais dedans, que je pourrais appeler mon espace, si je l’avais investi, que je pourrais appeler chez moi, si j’y avais vécu.
Vivre je ne sais pas toujours ce que ça veut dire. On parle peut-être du confort de se glisser toujours au même endroit pour se reposer. Cet endroit protégé du monde que je ne comprends pas tellement non plus. Ma liberté mesurée à ma capacité à m’emmurer loin des autres. Ce confort intégré à l’évidence dont on oublie la valeur. On se prend même au luxe de ne plus y être bien. J’avais une chambre moi aussi. Entouré·e des objets qui faisaient mon passé, mes souvenirs. Étriqué·e dans cet ensemble de ce qu’on appelle des biens sans savoir pourquoi ils le sont. Je me suis coupé·e du monde, je me suis emmuré·e loin des autres.
J’étais donc libre. Les fenêtres étaient larges, nombreuses, une baie vitrée, le matin allongé·e à regarder le ciel. Lumière chaude et délicate. Le soir j’ouvrais la fenêtre et je m’installais confortablement pour sentir l’air flotter. Quand tout était silencieux, parfois, je sentais un regard sur moi depuis la vitre. Des heures et des heures avalées par mon téléphone. Temps de ma vie jeté à la poubelle. Les autres transformés en carrés sur mes visios. Horizon alternatif. Tous ces regards de la petite caméra de mon portable. J’aurais pu y passer tout mon temps quand même dans ce monde rien qu’à moi. Qui façonnait la seule partie du réel que je supportais encore. Mes objets mes CDs mes cassettes mes cartouches mes vinyles mes livres. Objets mélancoliques de ce court temps qui m’a été laissé pour grandir. Objets de mon passé, mes souvenirs obsolètes de cette génération qui reconnaît direct une cartouche d’advance, plus petite que la color, plus grande que la nano. Les cassettes dans le lecteur de la 106 et les CDs dans la petite chaîne portable, les VHS pour les dessins animés, les films en DVD.
Tu sais peut-être
ce que tout ça veut dire
de vivre.
Je chouchoutais ma jungle en pot quand le soleil ne tabassait pas. Mes bougies, mes bibelots, ces artefacts. Mes étagères, le plus beau des paysages. Mon corps ramolli de l’absence de l’autre. Mon corps gonflé du désir de l’autre absent. Il restait le regard (le mien et celui que je sentais sur moi). Par la vitre où je cherchais affamé·e un corps j’y ai découvert mon reflet. La baie vitrée s’est lentement opacifiée pour se changer en miroir. Les fenêtres ont commencé à rétrécir. Juste un peu les premiers jours. J’avais du mal à dormir. Mon téléphone bouffeur de temps, horizon alternatif, s’élargissait. La fenêtre collée. Ma baie vitrée. J’avais du mal à l’ouvrir. La poignée intournable. J’ai fini par renoncer. Elle s’est faite petite, épaisse, lucarne, robuste, encore, peau de chagrin de la lumière du jour, de l’air de la nuit. J’avais du mal à respirer. Tout s’est couvert. Les objets se sont mis à bouger tout autour de moi. Leurs formes voluptueuses se sont propagées en ondulations. Les objets tourbillonnaient venaient caresser ma peau et je me sentais gonfler. Je voyais toutes les couleurs du monde se liquéfier sous mes yeux et j’ai dû les fermer.
Je les ai rouverts sur un soupirail. J’y ai approché ma tête. Au ras du sol mes poumons. Mon crâne intoxiqué. Je cherchais le dehors. J’ai fini par renoncer. Mon portable bouffeur de vie et moi qui vois les autres se crypter en petits carrés de ces regards depuis la petite caméra, mes jambes fondues sur le sol et mes mains gonflées, mon visage bouffi, moi suffoquant l’écran, les autres. Et mes objets se sont mis à pourrir. Et mes objets se sont mis à s’effriter. Tous ces petits monuments de mon passé. Et ont perdu leurs couleurs. Leurs signes se sont effacés. L’encre a coulé sur les surfaces qui se sont pétrifiées.
Tu sais peut-être
toi qui es de passage
ce que tout ça veut dire.
J’ai fini par sortir. On m’a retrouvé·e étalé·e épuisé·e sur le bitume. Personne n’a compris ce que j’ai foutu. Évidemment les fenêtres étaient revenues. On m’a dit que j’avais bien pété un câble. Je veux bien délirer mais je n’ai rien inventé. J’avais encore le visage gonflé. Ma peau était toujours en sueur. Je garde les traces de cet enfer. Cette chambre ne protégeait plus rien du tout. Et ce monde auquel je n’ai pas accès, j’allais m’y fondre faute de comprendre. J’ai packé mes affaires mes objets mes bibelots mes artefacts mes trucs et mes bidules et j’ai rendu ma chambre. Après avoir cherché longtemps, j’ai trouvé cet espace dans l’ancienne pièce de la machine à café de la Cité Internationale des Arts où j'ai stocké mes cartons. Et je suis parti·e comme ça.
Ce soir je prends un dernier temps
quelques dernières heures
pour regarder encore un peu
écouter un peu encore
déballer deux trois choses
et les installer par réflexe
jouer des vinyles sur ma platine
ce vinyle écouté 1000 fois
en mes heures d’intériorité
écouté jusqu’à l’usure
porté autant qu’il m’a porté·e
dire au revoir à mes objets
me réapproprier l’espace
et t’écrire ces quelques lignes
à toi qui m’est inconnu·e
et qui visites mes ruines.